
Un Consensus Fragile
Je ne compte plus les cassandre annonçant la fin du sourcing. Leur diagnostic est juste sur un point : le sourcing machinal, celui du kilomètre, celui du volume, est condamné. L'IA excelle à filtrer, trier, identifier des patterns. Sur ce terrain-là, l'humain a perdu d'avance.
Mais cette analyse commet une erreur majeure : elle confond la disparition d'une pratique dégradée avec la fin d'une discipline. Elle réduit le sourcing à sa version la plus pauvre, le matching algorithmique, pour mieux annoncer que la machine la remplacera. C'est exact. Mais c'est incomplet.
Car ce qui disparaît n'est pas le sourcing. C'est le sourcing sans pensée. C’est cet abattage dont on a ôté toute intelligence humaine. Un travail à la chaine à faible valeur, abêtissant et abrutissant.
I. Un Diagnostic juste, mais incomplet
Un constat irréfutable :
- Le sourcing de masse est devenu une commodité: L'accès aux données professionnelles n'a jamais été aussi ouvert. Les CVthèques, LinkedIn, GitHub, les portfolios publics – tout est indexé, structuré, exploitable. La rareté n'est plus dans l'accès aux profils, mais dans la capacité à discerner la valeur.
- L'IA absorbe les tâches mécaniques: Chercher, filtrer, résumer, prioriser, rédiger des messages standardisés. L'IA fait tout cela mieux, plus vite, moins cher. Le sourceur qui se contente de ces tâches est économiquement obsolète et doit être remplacé.
- Le "sourcing télécommandé" est en fin de vie: L'époque où l'on valorisait la maîtrise des booléens comme un art secret est révolue. Ces techniques sont désormais banalisées, et automatisables.
Au grès de mes le lectures, je vois néanmoins trois erreurs fondamentales :
- Erreur n°1 : Confondre l'outil et la méthode. Réduire le sourcing à son exécution technique (la recherche, le filtrage). La vérité du sourcing n'a jamais été là. Il a toujours été dans l'enquête, la déduction, la cartographie d'écosystèmes invisibles.
- Erreur n°2 : Croire que l'approche directe se limite à "envoyer des messages". Là encore, on nous suggère et promet qu'une IA efficiente peut "proposer la meilleure approche pour engager un profil". Mais engager n'est pas engager. L'approche directe ne consiste pas à envoyer un InMail personnalisé généré par ChatGPT. Elle consiste à convertir un non-candidat en candidat.
- Erreur n°3 : Imaginer que la "relation humaine" suffit. Il resterait donc un avantage concurrentiel vis-à-vis de l’IA dans "la qualité du relationnel" et "la capacité à convaincre". C'est vrai. Mais cela suppose d'avoir identifié la bonne personne. Et c'est précisément là que le sourcing d'enquête, celui qui pense, reste irremplaçable.

II. L'Ère du compteur kilométrique : quand le sourcing se condamne par la quantité.
Une approche qui a trop duré
Le sourcing de masse n'a jamais été une stratégie, véritable pis-aller, c'était un pansement sur une jambe de bois.... Il compense :
- Un déficit de notoriété : des entreprises ou une offre de poste peu attractives ratissant large pour espérer toucher quelques candidats.
- Un manque de précision intrinsèque et by design du poste : faute de savoir exactement qui recruter, on contacte tout le monde.
- Une logique de coût : on privilégie le volume au détriment de la pertinence, sur un malentendu, ça marchera.
Cette approche a explosé ces dernières années avec la multiplication des postes de "sourceurs" qui, en réalité, étaient bien souvent des opérateurs de base de données.
L'oubli de l'essence de l'approche directe
L'approche directe, la chasse, historiquement, était réservée aux recherches confidentielles, aux profils de niche que l'annonce ne savait atteindre, ces talents rares, ou des situations complexes. Elle relevait du chasseur de têtes, pas du spammeur d'InMails.
L'approche directe, n'est pas cibler et contacter mais convertir.
Convertir, cela signifie :
- Identifier une personne qui n'est pas en recherche active
- Comprendre pourquoi elle devrait quitter ce qu'elle fait aujourd'hui
- Construire un récit qui rend la proposition plus intéressante et pertinente que sa situation actuelle.
- Créer une opportunité là où il n'y en avait pas.
- Et ce bien sûr sans grimer la réalité.
Cette conversion et surtout la confrontation qui la sous-tend reposent sur une lecture fine d'un contexte, de motivations, de signaux faibles et d’une bonne dose de psychologie.
Le piège de l’"open to work"
Tu n’es pas là pour régler un problème d’emploi, tu es là pour poser un problème à ton prospect. C'est en ces mots que j'entrais dans ce métier, il y a 25 ans.
L'approche directe n'est pas l'art de la réparation. Nous ne cherchons pas ceux qui fuient ; nous allons à ceux qui sont en réussite. Notre rôle n'est pas d'apporter une solution ; mais de poser un problème. Nous rompons la quiétude par l'énigme, transformant leur satisfaction présente en défaut d'avenir. L'approche directe est un acte de dissonance intentionnelle. On ne recrute pas des failles ; on recrute des désirs en friche.
L'Open to Work : Un manque de courage ?
Dans cette perspective, l'Open to Work n'est pas une simple fonctionnalité. C'est une dérive. C'est le signal de ralliement du sourceur qui refuse de déranger. L’objet de la chasse n’est pas de collecter les “open to work” mais d’engager ceux qui ne répondent pas au premier message.
D'approcher et convertir ceux qui sont engagés, investis dans leur job, ceux qui sont performants et en réussite… Se contenter de ce qui est visible, c’est renoncer à l’enquête, au discernement. C’est déshonorer la discipline en la réduisant à une collecte d'adresses chaudes par facilité.
Convaincre ces personnes personnes investies, nécessite :
- De comprendre pourquoi vous les contactez (pas juste "vous avez le bon keyword")
- De leur montrer que vous avez compris leur trajectoire personnelle et identifié une nouvelle
- De leur prouver que cette opportunité a plus de valeur que leur situation actuelle
C'est là le talent du chasseur et du sourceur. Ce talent ne disparaît pas, Il se réaffirme.

III. LinkedIn, Poséidon et l'Agent Smith
La dépendance à une mer unique
Au fil du temps, se révèle un phénomène systémique dangeureux : la dépendance exclusive à une plateforme unique qui a transformé un métier stratégique en fonction de filtrage.
LinkedIn, tel Poséidon, contrôle la mer. Ce n'est plus un outil ; c'est un empire.
Le coût s'envole : licence en constante inflation, accès aux API verrouillé, InMails rationnés, la plateforme impose une taxe du monopole.
Mais le problème n'est pas seulement économique. Il est épistémologique : en concentrant tout le sourcing sur une seule base de données déclaratives, la profession a oublié qu'il existait d'autres archipels, d'autres sources de signaux, plus comportementales, plus fiables.
L’Agent Smith : quand tous les profils se ressemblent
Avec l'IA générative, les candidats optimisent leurs profils LinkedIn avec les mêmes mots-clés, les mêmes structures, les mêmes adjectifs. Résultat : une convergence sémantique qui transforme le vivier en brouillard.
Tout le monde est "dynamique", "stratège", "data-driven". Le sourceur qui cherche par mots-clés ne trouve plus rien de distinctif. La recherche par mot clé est donc morte de sa propre efficacité.

L'IA gagne sur le terrain du matching
Sur le sourcing standardisé "un développeur Java niveau 2 avec 3 ans d'XP près de Lyon", l'IA gagne systématiquement. Elle est plus rapide, plus volumique, plus économique.
Tout ce qui est industriel sera remplacé.
IV. Là où l'IA échoue : l'incertitude, l'ambiguïté, la narration
Le territoire de l'incertitude
L'IA excelle dans l'optimisation de patterns connus. Mais elle échoue face à :
- Les créations de rôles : des postes flous parce qu'inexistant dans l'organisation où qu'ils n'existent pas encore
- Les compétences hybridées
- Les talents singuliers : ceux qui ne se décrivent pas avec des mots-clés standards
L'IA est conservatrice : elle apprend du passé, elle ne sait pas inventer.
Le sourceur expert de son métier, lui, excelle précisément dans ce flou.
Le sourcing comme enquête
Le sourcing n'a jamais été une question de mots-clés. C'est une démarche faite d'hypothèses, d'incertitudes que le sourceur/chasseur tente de comprendre et de réduire. Le sourcing procède de l'art de la décision, du parti pris.
Les booléens n'ont jamais été la vérité du marché. Ils n'étaient qu'un raccourci commode, un moment de l'histoire.
Le sourcing relève de l'investigation :
- Cartographier un écosystème : où se trouvent les talents ? Dans quelles communautés ? Quels signaux émettent-ils ?
- Déduire et induire : partir d'une hypothèse, la confronter au terrain, l'affiner
- Lire les signaux faibles : un désengagement subtil, une remarque anodine, une contribution
Cette démarche nécessite une pensée structurée, pas un algorithme.
V. Le culte de l'Unique et les archipels de la vérité
LinkedIn a cannibalisé le marché, étendant son emprise au point de devenir incontournable. En resserrant son étreinte, il nous fait oublier l'existence d'autres plateformes. Celles où rien n'est centralisé, où rien n'est simple.
Pourtant, c'est là que la compétence s'illustre réellement :
- GitHub, Gitlab, pour un développeur...
- Kaggle, DataScienceCentral pour un data scientist...
- Hugging Face pour un ML Engineer...
- Arxiv ou ResearchGate, Google Scholar pour un chercheur...
- Meetup ou DevFest pour les communautés spécialisées...
Leur vocation première n'est pas d'être une vitrine d'emploi. Mais si nous revenons à la vocation première du chasseur, il s'agit d'aller chercher des talents au sein de leurs écosystèmes naturels. Dans ces archipels, le principe d'attribution guide le sourcing.
Le rôle du sourceur est d'inférer : un individu actif, curieux, impliqué, révèle une motivation et une compétence que n'expose pas un profil LinkedIn lissé et mis à jour par l'obligation de paraître
L’inférence : le cœur du sourcing d’enquête
Le sourcing n’a jamais été une recherche par mots-clés. C’est un travail d’enquête.
C'est l'acte de relier des indices, de contextualiser des comportements et de donner du sens aux signaux faibles. C’est une opération profondément humaine, car elle repose sur des hypothèses, des ajustements constants, des nuances et des recoupements que personne ne formalise. L'humain, seul, sait trier, hiérarchiser, éliminer les faux positifs ; il comprend ce qui relève du bruit et ce qui constitue un véritable signal.
La Faillite de la Machine Face à l’Ambigüité
On entend souvent que demain, une IA superpuissante, connectée à l’ensemble des données, saura tout faire mieux que nous. Peut-être. Mais à une condition essentielle : qu’elle puisse ingérer, de façon dynamique et continue, l’ensemble de ces écosystèmes dispersés, et surtout, qu'elle soit capable de discerner et non seulement de calculer.
L’IA est un Moteur Conservateur. La machine apprend du passé, elle excelle à optimiser les patterns connus. Elle n'est pas conçue pour inventer l'avenir. Le flou, l'ambiguïté et la singularité sont le territoire exclusif du sourceur-enquêteur.
L’Incapacité à l’Attribution Contextuelle. L'IA ne peut pas attribuer une intention à une trace. Elle voit la corrélation, mais ne comprend pas la motivation. L'humain, lui, relie la contribution technique au pourquoi stratégique.
L'être humain sait interroger l'information, il sait douter de la cohérence. L'IA, en liant des mondes hétérogènes, risque de produire des connexions qui, si elles sont statistiquement probables, sont humainement fausses. C'est le sourceur qui, par son intuition éclairée, sépare l'engagement réel (le signal) de l'obligation de paraître (le bruit).
Là où LinkedIn présente ce que les gens déclarent, ces archipels techniques et communautaires montrent ce qu’ils font réellement.
Et tant que les IA ne sauront pas relier ces mondes hétérogènes avec la finesse de l'entendement humain, le cœur du sourcing restera un travail d’enquête, de liens faibles et de subjectivité stratégique. C'est cela qui rend l'humain économiquement viable et responsable.
VI. L'alchimie de la bascule : ce qui reste Irremplaçable
On lit souvent que l’IA peut proposer la meilleure approche pour engager un profil. L’idée paraît séduisante. En réalité, l’IA émet un template ; elle ne convertit pas. Un message initie un contact, mais il ne provoque ni bascule ni décision. La conversion exige autre chose : une confrontation d’idées, un échange vivant, un débat entre deux personnes. Rien de cela ne s’automatise.
La conversion est l'art de la dissonance contrôlée. Elle exige la maîtrise de plusieurs leviers :
- Pourquoi cette personne, maintenant, dans ce moment précis de sa trajectoire?
- Saisir ce qui fait réellement bouger le prospect, au-delà de ce qu'il dit vouloir.
- Construire l'opportunité comme une progression authentique par rapport à sa situation actuelle.
- Le recruteur convainc par sa capacité à être jugé crédible, légitime et cohérent.
C’est dans la discussion vivante que les lignes se déplacent, pas dans la transmission unidirectionnelle d’informations.
La Part d'Irrationnel : le vertige du Jugement
Reste un dernier élément, rarement formulé mais toujours présent : la part d’irrationnel.
On imagine souvent que chaque personne décide de manière rationnelle. Pourtant, nos choix sont largement influencés par une rationalité limitée. La forme de la discussion, la résonance émotionnelle, la manière dont l’opportunité est présentée, pèsent autant que les éléments factuels.
Une personne se projette ou se refuse pour des raisons ténues, liées à un désir enfoui ou à une frustration latente. L’intuition n’est pas un geste mystique. C’est un traitement rapide d’informations non explicites , un ajustement qui permet de sentir une direction avant de pouvoir la formuler.
L'Alchimie Humaine : Le geste insubstituable
Face à cela, l’IA demeure prisonnière de son architecture. Comme tout algorithme, elle prédit à partir du passé. Elle calcule la probabilité, mais elle ne saisit ni le moment, ni la nuance, ni l’ambiguïté. Elle ne comprend pas la manière dont un individu peut modifier son intention en quelques minutes.
Le travail de conversion repose sur une part rationnelle et une part irrationnelle. Il mobilise autant la logique que l’interprétation, autant l’analyse que la perception.
C’est précisément cette zone grise, difficile à formaliser, qui rend le recruteur irremplaçable.
La machine prend la mécanique. L'Homme conserve la capacité de faire basculer la décision.

VII. Le souffle du discernement
Ce qui disparaît
- Le sourcing kilométrique, celui du volume sans discernement
- Le sourcing sans pensée, celui qui réduit l'humain à une chaîne de caractères
- Le sourcing monocarte, celui qui ne connaît que LinkedIn
- Le sourcing d'exécution, celui qui confond chercher et trouver
Cette version du sourcing méritait de mourir.
Ce qui émerge
Un sourcing qui redevient ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être :
Une discipline d'investigation stratégique
- Cartographier des écosystèmes invisibles
- Explorer des archipels de données comportementales
- Déduire, induire, contextualiser
Une expertise de la conversion
- Identifier les talents singuliers avant la concurrence
- Comprendre les motivations profondes
- Construire des récits crédibles et authentiques
Une fonction de veille et d'intelligence
- Anticiper les besoins du marché
- Détecter les signaux faibles
- Créer des viviers stratégiques en amont
VII. Le Jugement d'Antigone : sauver l'éthique de la chasse
Cette vague d'automatisation soulève des inquiétu des légitimes quant à l'emploi. Sans être grand devin, on peut prédire le remplacement de ces sourceurs mécanisés par de l'IA quand bien même on nous promet une mutation du métier, une transition vers le "sourceur augmenté", la transition sera violente et les pertes réelles.
Mais d'une certaine manière, c'est aussi rendre honneur et dignité à l'être humain que de le désaliéner de ces tâches répétitives sans réelle valeur ajoutée. D'une certaine manière le "sang" de l'emploi perdu est le prix à payer pour l'élévation du geste.
Ce qui émerge est un sourcing qui redevient ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être : une discipline d'investigation et non ce qu'il est devenu trop parfois : une commodité.
L'avenir appartient à Ulysse, l'explorateur qui navigue l'incertain, pas à Poséidon, le tyran de la mer unique. L'humain reprend la stratégie, l'IA, la mécanique.
Contrairement à ce que l'on lit trop, cette stratégie ne se limite pas à "créer du lien" et "donner du sens". Elle commence par savoir qui chercher, où le trouver, et pourquoi le contacter.
- Penser hors de la mer unique.
- Lire les traces comportementales.
- Convertir les talents rares.
La question n'est plus : "qui sait cliquer plus vite ?"
Mais : "qui sait voir ce que les autres ne voient pas ?".
Et à cette question, l'IA n'a toujours pas de réponse.
Le sourcing n'est pas fini. Il revient à sa vocation première : l'intelligence de l'approche directe. Il ne peut être industriel, Son approche est par essence artisanale et en ce sens marginale dans l'industrie du recrutement.

De loin l’article le plus pertinent que j’aie lu sur cette soi-disant « évolution du métier » ! L’IA a au moins cet intérêt de faire émerger ce qu’il y a de plus humain « chez nous », les êtres humains – Merci Pierre-André !
Merci beaucoup pour ton retour. On parle souvent de technologie, rarement de ce qu’elle révèle de nos propres limites et de nos responsabilités. Si l’article t’a parlé sur cet angle, j’en suis vraiment content.