Pour les plus pressés
Le recrutement est souvent présenté comme un processus rationnel, porté par des grilles de compétences, des scorecards et des entretiens structurés.
En réalité, derrière cette quête illusoire d’objectivité se cachent des biais inconscients, des projections humaines et des jugements intuitifs.
Cet article explore pourquoi recruter est avant tout un acte subjectif, humain et imparfait — et pourquoi c’est précisément cette imperfection qui en fait la richesse.
De l’illusion de neutralité à l’art fragile de l’intersubjectivité, découvrez comment penser autrement votre pratique du recrutement.
Sommaire
- Introduction : Peut-on réellement évaluer un candidat objectivement ?
- Le mythe de l'objectivité dans le recrutement
- Derrière les grilles : la subjectivité cachée
- La structure ne remplace pas la conscience
- Le vrai luxe : l'intersubjectivité consciente
- La faillite discrète des critères rationnels
- L’entretien : rencontre de deux subjectivités
- Double séduction et biais : le recruteur affecté
- Humilité et tragédie grecque du recrutement
- Conclusion : Recruter, c’est rencontrer
Peut-on réellement évaluer un candidat de manière objective ?
L’heure où les scorecards, grilles de compétences et processus “structurés” envahissent les pratiques RH, il devient urgent de questionner ce culte de l’objectivité dans le recrutement.
Derrière la promesse d’évaluations neutres, se cachent souvent des biais inconscients, des projections, des préférences culturelles… bref, de l’humain.
Cet article explore ce paradoxe fondamental : comment décider avec justesse dans un acte aussi subjectif qu’un entretien ?
De l’illusion de neutralité à la richesse de l’intersubjectivité, en passant par les pièges de la séduction mutuelle entre recruteur et candidat, nous verrons pourquoi recruter est avant tout un art fragile, éthique et profondément humain.
À qui s'adresse cet article ?
Si vous travaillez dans le domaine des ressources humaines, du recrutement ou du management, cette lecture pourrait bien transformer votre regard sur vos propres pratiques.

Le mythe de l’objectivité : scorecards, grilles et autres dispositifs d’illusion rationnelle
On aimerait tant pouvoir y croire.
À cette histoire d’objectivité parfaite.
À l’idée qu’en empilant scorecards, grilles de compétences et processus à rallonge, on pourrait neutraliser le jugement humain, effacer nos biais, juger à froid.
Ainsi, dans beaucoup d’entreprises, c’est devenu un vrai culte.
On coche des cases, on compile des critères comme si le recrutement était une science exacte.
Spoiler : ce n’est pas le cas.
Oui, bien sûr, ces outils ont leur utilité.
Ils structurent, ils encadrent.
Pour autant, croire qu’ils garantissent une évaluation “neutre”, c’est se raconter une belle fable.
Confortable, rassurante… mais fausse.

Derrière les grilles, nos lunettes déformantes
Même les grilles les plus “objectives” sont truffées de subjectivité.
Comme dirait Bourdieu, nos critères “neutres” sont rarement vierges de nos habitus.
Ils sont gorgés de nos réflexes sociaux, de nos préférences inconscientes, de nos histoires personnelles.
On pense mesurer des compétences, on valide en réalité des proximités culturelles.
Le fameux “fit”, qui en dit souvent plus sur nous que sur le candidat.
Quand la grille traduit nos propres biais
Par ailleurs, il y a toujours quelqu’un qui coche, et quelqu’un qui tranche.
Derrière la case “communication efficace”, il y a un œil qui a vu, une oreille qui a entendu, un cerveau qui a interprété.
Le recrutement reste, in fine, un acte humain.
Et comme tout ce qui touche à l’humain… c’est flou, c’est complexe, c’est instable.

La structure ne remplace pas la conscience
Faut-il alors jeter les grilles ? Non plus, elles ont leur rôle. Mais elles ne sont pas un filet anti-biais. Elles sont, au mieux, des garde-fous. Ce qui compte, c’est ce qu’on en fait.
Ce qui compte, c’est la conscience qu’on met dans leur usage. L’humilité avec laquelle on les applique.
Et surtout, la capacité à croiser les regards.
Hannah Arendt nous le rappelle : la seule forme d’objectivité accessible, c’est celle qu’on construit en élargissant son point de vue. Recruter, ce n’est pas chercher LA vérité. C’est écouter plusieurs vérités, les faire dialoguer, créer une décision plus riche, plus juste, parce que plus collective.
On croit souvent qu’objectivité rime avec froideur. C’est faux. Parfois, c’est l’inverse : il faut de la chaleur, de l’empathie, du doute pour décider avec justesse.
Le vrai luxe ? Une intersubjectivité consciente
Ce que nous appelons “objectivité” dans le recrutement n’est, au fond, qu’une tension permanente entre rigueur et ouverture. Une discipline du doute, et non une certitude mathématique. Une vigilance, une exigence éthique, une pratique qui accepte de ne pas tout contrôler.
Au cœur du recrutement bat une énergie vivante. Ce n’est pas une machine froide.
C’est un acte humain, faillible, profondément vivant. Cette faille, ce flou, cette imprévisibilité… c’est ce qui en fait un art. Un art modeste. Mais un art tout de même.
Alors, que faire ? Multiplier les regards. Ouvrir les perspectives. Et assumer l’imperfection.
En recrutement, la quête ne devrait pas être celle d’une pure objectivité – elle n’existe pas. Ce qu’on peut viser, en revanche, c’est une intersubjectivité plus riche : celle qui émerge quand on croise les points de vue, qu’on confronte nos perceptions, qu’on débat sincèrement autour d’un candidat.
Cela suppose de ne pas recruter seul. D’inviter plusieurs regards dans l’évaluation : celui du manager, bien sûr, mais aussi des pairs, voire d’autres clients internes. Cela suppose aussi de questionner ensemble ce qu’on cherche vraiment : une compétence ? Un potentiel ? Une culture commune ? Ou un regard neuf ?
Les scorecards, les processus, les grilles ? Oui, utilisons-les. Comme repères partagés, pas comme oracles. Ils posent un cadre, pas un verdict. Ils nous protègent de l’arbitraire, mais ne remplacent ni l’échange ni le débat.
Recruter, c’est d’abord prendre une décision humaine sur un autre humain. Et cette décision n’est jamais parfaite. Elle est chargée d’intuitions, de doutes, de projections – et c’est normal. C’est même sain. Cette part d’ombre, d’incertitude, fait partie du jeu.
Notre job, ce n’est pas de l’éradiquer. C’est de l’assumer, de la rendre visible, de la partager.
C’est ça, le vrai geste professionnel : porter avec lucidité cette subjectivité, et faire en sorte qu’elle soit éclairée, questionnée, collective.
Et si l’imperfection n’était pas un bug du système, mais justement ce qui nous oblige à rester humains, attentifs… et responsables ?
La faillite discrète des critères rationnels
Pour mieux comprendre pourquoi ces outils rationnels échouent parfois à capter l’essentiel, laissez-moi vous raconter une situation réelle, vécue récemment lors d’un recrutement stratégique pour un poste de dirigeant. Voici comment la confrontation entre la grille parfaite et l’intuition humaine se manifeste concrètement
J’étais face à un candidat idéal selon tous les critères de la grille : leadership confirmé, prises de décisions fortes documentées, résultats chiffrés exemplaires, évaluations 360° irréprochables. Tout était coché, vérifié, argumenté. Impossible de lui trouver une faille objective.
Pourtant, quelque chose clochait profondément. Pendant l’entretien, derrière la perfection apparente de chaque réponse, émergeait une étrange sensation de distance, un décalage subtil mais tenace. Tout était juste, mais sans vie, sans flamme, sans conviction authentique. Ce n’était pas un problème de compétence technique ou comportementale (tout cela était validé), mais quelque chose d’indéfinissable : une froideur, une absence de vraie curiosité ou d’authenticité, qui rendait impossible de se projeter avec lui en situation réelle, encore moins en période de crise.
Aucun critère ne permettait d’objectiver ce malaise. La grille restait aveugle à ce genre de subtilité. Pourtant, cette intuition forte, cette sensation subjective de décalage était là, tenace et irrésolue.
Face à ce dilemme, aucune grille ne pouvait m’aider à trancher. Toutes les cases étaient cochées, mais la rencontre humaine, elle, n’avait pas lieu. C’était comme si, derrière les cases cochées, manquait précisément l’essentiel : l’humain véritable.
Voilà pourquoi je reste parfois sceptique face aux méthodes d’entretien dites “structurées” quand elles sont présentées comme le vade-mecum du recrutement. Oui, ces approches rassurent par leur apparente neutralité (rappelons qu'elles sont tout même le fruit de nos subjectivités individuelles et collective).
Mais par delà ce constat, en découle un second : à vouloir tout objectiver, on finit par évacuer ce qui fait justement le cœur vibrant du recrutement : la rencontre humaine. Ces entretiens qui vous font oublier que recruter n’est pas uniquement mesurer, mais avant tout comprendre.

L’entretien : rencontre de deux subjectivités
L’entretien, c’est le moment charnière. Celui qu’on attend, qu’on redoute, qu’on prépare. Sur le papier, c’est simple : une rencontre. Un recruteur, un candidat, une heure pour « évaluer ». En réalité ? C’est tout sauf un examen clinique.
Ce qui se joue ici n’a rien d’une froide mesure. L’entretien, c’est la collision douce – ou brutale – de deux subjectivités. Deux personnes, deux parcours, deux représentations du monde qui tentent de se comprendre… tout en essayant de bien se faire voir.
D’un côté, un candidat qui se projette, ajuste son discours, devine ce qu’on attend de lui. De l’autre, un recruteur qui écoute, filtre, interprète. L’un se présente, l’autre scrute. Mais chacun, en vérité, est en représentation. Personne n’est tout à fait lui-même, et tout le monde cherche à saisir l’autre. À moitié.
L’entretien, théâtre des malentendus
Car oui, il y a un malentendu structurel dans tout entretien. Ce qui est dit n’est jamais exactement ce qui est entendu. Ce qui est perçu dépasse, déforme ou simplifie ce qui est exprimé. Il y a un “bruit”, une friction, un flou.
Le philosophe Emmanuel Levinas disait : « Rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme. ». En face de nous, une personne se dévoile un peu, mais reste en partie opaque. Et nous-mêmes, en tant que recruteurs, sommes aussi cette énigme pour notre interlocuteur. Deux regards se croisent, mais ne fusionnent jamais complètement.
Alors bien sûr, on a une grille. Des questions. Un déroulé. Mais tout cela ne fait que poser un cadre fragile autour d’un échange fondamentalement incertain. Le CV ne dit pas tout. L’entretien non plus. On cherche à comprendre… mais on devine autant qu’on comprend.
De l’évaluation à la résonance
Et pourtant, dans ce flou, il se passe quelque chose.
Il y a ces moments mystérieux où « ça colle ». Où un mot, une intonation, une histoire racontée résonne. Une sorte de vibration. Une connivence inattendue. Comme si, malgré les filtres et les rôles, deux êtres humains s’étaient reconnus un instant.
Parfois, c’est l’inverse. Un entretien où tout est “correct” sur le papier, mais où rien ne prend. Pas de courant. Pas d’évidence. Un malaise diffus. Et on peine à expliquer pourquoi. Ce sont les fameux signaux faibles – ceux qu’on ne sait pas mettre en case, mais qui orientent souvent la décision.
C’est là que le rationnel montre ses limites. Ce n’est pas la grille qui décide. C’est ce qu’on a ressenti. Ce qu’on a perçu, au-delà des mots. Cette alchimie subtile – ou son absence.
Accueillir l’autre sans s’oublier
Reconnaître que l’entretien est une rencontre de subjectivités, ce n’est pas renoncer à l’exigence. C’est au contraire l’embrasser pleinement. C’est se dire qu’évaluer un candidat, ce n’est pas le disséquer : c’est l’écouter, le comprendre, l’accueillir. Et en miroir, c’est aussi s’observer soi-même, interroger ses propres filtres.
Paul Ricœur parle de l’interprétation comme d’un chemin vers la compréhension d’autrui. Dans un entretien, ce chemin est à double sens. Le candidat raconte son histoire ; le recruteur se fait conteur à son tour, interprétant ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il ressent.
Il faut du tact. De l’humilité. Et beaucoup d’attention.
Hannah Arendt le traduit autrement : comprendre autrui, c’est exercer son imagination pour voir le monde depuis sa perspective. C’est un effort de déplacement, de décadrage. C’est se rendre disponible à l’autre, sans s’effacer soi.
Recruter, ce n’est pas juger. C’est dialoguer.
Une scène ouverte, pas un tribunal
L’entretien n’est ni une science exacte ni une performance à noter. C’est une tentative. Une co-construction temporaire entre deux imaginaires.
Et si l’on accepte que chaque entretien est imparfait, alors on peut l’aborder autrement. Non plus comme un tribunal, mais comme un espace de découverte. Une conversation exigeante mais vivante. Une scène ouverte où l’on écoute autant qu’on questionne.
Parce qu’en face de nous, il n’y a pas une “ressource”. Il y a une personne.
Et ça change tout.

Double séduction et biais : le recruteur comme acteur affecté
Il y a toujours du théâtre dans un entretien.
Pas seulement parce qu’on joue un rôle. Mais parce qu’il y a une scène, des regards, un trac. Des gestes qu’on répète, des silences qu’on meuble. Et parfois, sans s’en rendre compte, une tension douce s’installe. Celle d’une double séduction.
Le candidat, bien sûr, veut convaincre. Il s’applique, choisit ses mots, module sa voix, espère plaire. Mais le recruteur aussi, mine de rien, entre dans le jeu. Il incarne l’entreprise. Il veut séduire à son tour : donner envie, inspirer, créer la confiance, montrer que le poste vaut le coup. Chacun soigne son image. Chacun ajuste son masque.
Le sociologue Erving Goffman parle de ces interactions comme de performances sociales. L’entretien, en ce sens, est une scène de courtoisie mutuelle, un moment suspendu où chacun joue l’authenticité tout en contrôlant ce qu’il montre.
Et c’est là que surgit le biais.
Le biais entre par la coulisse
Dès la première poignée de main, un filtre se pose. Une voix grave, un sourire franc, un mot bien placé — et déjà, le jugement s’oriente. Ce n’est pas volontaire. C’est presque physiologique. Notre cerveau aime ce qui lui ressemble. Il cherche à confirmer ses impressions. Il généralise à partir d’un détail.
Par exemple, l'effet de halo : un bon point (bonne école, bonne répartie, bonne posture) irradie tout le reste.
De même, le biais de confirmation : une intuition première devient une grille de lecture, et on ne voit plus que ce qui l’alimente.
Enfin le biais d’affinité : un recruteur féru de trail aimera spontanément un candidat qui parle de son dernier ultra-marathon. Il y verra de la rigueur, de l’endurance. Peut-être. Peut-être pas.
Et tant d'autres...
Séduire n’est pas convaincre
Le vrai piège, c’est que cette séduction fonctionne. Un candidat très à l’aise socialement peut “faire le job” en entretien - sans pour autant être la meilleure personne pour le poste. À l’inverse, un profil plus introverti, sera écarté simplement parce qu’il ne coche pas les codes implicites de la “bonne présentation”.
Le biais ne fait pas que fausser la décision. Il invisibilise des talents. Il favorise ceux qui savent séduire - pas nécessairement ceux qui sauront faire.
Et parfois, le recruteur lui-même se laisse porter. Il veut “closer” car Il voit un “fit”. Il oublie de douter ou il projette : “Je me vois bien travailler avec cette personne", oubliant de se demander : “Est-elle la bonne personne pour cette mission, cette équipe, ce contexte ?”
Un acteur affecté, pas un arbitre froid
Il faut dire les choses simplement : le recruteur est un acteur affecté. Il ressent, doute, projette, traversé d’émotions et d’élans, comme tout être humain. Sa subjectivité est là, vivante, vibrante. Il ne s’agit pas de la nier — mais de la reconnaître, de l’apprivoiser.
Recruter, n’est pas seulement trier des dossiers. C’est prendre le risque du trouble, du malentendu, parfois du coup de cœur.
Alors que faire ? Certainement pas tenter de devenir une machine.
Mais exercer une forme de lucidité éthique. Se poser les bonnes questions :
👉 “Suis-je séduit… ou convaincu ?”
👉 “Ai-je des faits ? Ou suis-je guidé par une impression flatteuse ?”
👉 “Suis-je juste ? Ou juste charmé ?”
L’entretien, entre clair-obscur et vérité partielle
Reconnaître la séduction, ce n’est pas la diaboliser. C’est admettre qu’elle fait partie du jeu - comme le doute, comme le désir. L’important, c’est de ne pas s’y abandonner les yeux fermés. De garder un espace de recul. D’alterner perception et réflexion. De croiser les regards. De confronter les ressentis.
Et peut-être surtout… de ne pas oublier que l’on est deux, sur scène. Deux subjectivités. Deux récits. Deux vérités incomplètes qui se cherchent un instant. Rien de plus. Rien de moins.
Le reste, c’est du travail. De l’honnêteté. Et un peu de poésie dans l’art de juger sans trancher trop vite.

Humilité, théâtre et tragédie grecque du recrutement
Il y a, dans l’acte de recruter, une part de tragique. Pas au sens moderne du terme. Pas de drame tonitruant, pas de sang sur les murs. Mais une tragédie à la grecque. Celle d’un héros sincère qui, croyant bien faire, voit ses choix déjoués par le réel.
Nous, recruteurs, ne sommes pas des dieux. Mais parfois, on agit comme si. On croit maîtriser. Puis, on coche les cases, mécaniquement. On aligne les tests, cherchant la certitude. Enfin, on s’appuie sur des process solides, persuadés d’avoir balisé le risque. Et pourtant… malgré tout cela, on se trompe.
On choisit un profil qui semblait parfait, et le poste l’écrase.
On écarte un candidat un peu atypique, et il s’épanouit ailleurs.
On suit la procédure, et c’est l’inattendu qui décide.
Ce n’est pas de l’incompétence. C’est de l’humanité.
L’hubris du recruteur moderne
Comme dans la tragédie grecque, l’hubris - la démesure - nous guette. Elle prend aujourd’hui le visage du flair absolu, de l’algorithme magique, de la grille “infaillible”.
On pense avoir tout prévu. On croit pouvoir neutraliser le hasard. On cherche à dompter l’imprévisible avec des KPIs.
Mais recruter, c’est aussi jouer avec la Moïra - la part de destin, de contingence, de surprise. Le monde professionnel est plein de retournements d’intrigue. Ce n’est pas un bug. C’est la nature même du vivant.
Telle embauche, si prometteuse, se brise sur un non-dit culturel.
Tel “pari risqué” devient le plus bel atout de l’équipe.
On ne le savait pas. On ne pouvait pas le savoir.
Le théâtre du jugement imparfait
Sur la scène de l’entretien, chacun joue son rôle. Le recruteur. Le manager. Le candidat. Et nous ne sommes pas les héros. Nous sommes plutôt les metteurs en scène d’une pièce fragile. Parfois magnifiques, parfois ratées. Toujours imparfaites.
Le rideau tombe. L’un est recruté, l’autre pas.
Le chœur - nous, les pairs, les RH, les collègues - commente :
Qu’avons-nous compris ? Qu’avons-nous raté ? Qu’est-ce que ça raconte, de nous, de notre culture, de notre regard ?
C’est là que réside la catharsis du recruteur. Non pas dans l’obsession de ne jamais échouer, mais dans la capacité à apprendre de chaque casting raté, de chaque départ précoce, de chaque incompréhension post-entretien. À se raconter ces échecs non comme des fautes, mais comme des récits à décoder.
L’humilité comme seul horizon sérieux
Alors, comment tenir debout dans cette incertitude permanente ?
Par l’humilité tragique.
Celle qui sait qu’on ne maîtrise pas tout.
Celle qui accepte de douter.
Celle qui se méfie des enthousiasmes faciles comme des certitudes froides.
Recruter, ce n’est pas prétendre tout voir. C’est ouvrir un espace de rencontre où l’autre peut advenir.
Ce n’est pas choisir le meilleur, c’est accueillir une personne dans l’espoir qu’elle devienne la meilleure version d’elle-même, avec nous.
Ce n’est pas juger. C’est espérer juste.
Et cette posture-là, droite, sincère, lucide, elle n’a rien de faible. Elle est au contraire la plus exigeante. Parce qu’elle implique de se mettre en jeu. De dire parfois “je ne sais pas”. De faire avec l’ombre autant qu’avec la lumière.
Recruter : un art trop humain
Alors non, le recrutement ne sera jamais une science exacte. Et tant mieux. C’est un art humain, trop humain, fait de subjectivité, d’intuition, de maladresse parfois… mais aussi de beauté. Une beauté fragile. Vivante.
On ne recrute pas des CV. On parie sur des histoires.
Des histoires qui, si elles prennent, peuvent transformer une équipe, une entreprise, une vie.
Et si elles échouent, nous rappellent à notre devoir de penser, de douter, d’apprendre.
Voilà pourquoi ce métier mérite respect, soin, et humilité.
Parce qu’au fond, ce que nous faisons, ce n’est pas remplir des cases.
C’est, chaque fois, tendre la main à un inconnu, et lui dire : “Et si on écrivait une page ensemble ?”
Et aucune IA, aucune grille, aucune méthode ne pourra jamais garantir ce que ce pari deviendra.
Mais c’est ça qui le rend aussi beau qu’un poème. Aussi risqué qu’une tragédie. Et, parfois… aussi fort qu’une rencontre qui change tout.

Recruter, c’est rencontrer
Au fond, recruter n’est ni un acte purement rationnel ni une science exacte. C’est avant tout une rencontre entre deux êtres humains, chacun porteur de son histoire, de ses doutes, de ses intuitions. L’objectivité absolue, érigée en dogme par certains, est un leurre rassurant mais dangereux : en croyant tout maîtriser, on finit par nier précisément ce qui fait la richesse essentielle de notre métier.
C’est pourquoi je reste profondément méfiant face à des process rigides reponsant uniquement sur des méthodes d’entretien dites « structurées », si rigides qu’elles en deviennent parfois stériles. Oui, elles rassurent, mais elles désincarnent. À force de vouloir tout standardiser, on évacue ce qui est pourtant crucial : la subjectivité assumée, le discernement conscient, l’empathie éclairée.
Cette dérive culmine dans l’absurdité de processus cumulant entretiens ultra-structurés et entretiens dits de « cultural fit », souvent placés en bout de chaîne pour vérifier artificiellement si le candidat « colle » à l’environnement.
Sous couvert d’objectiver ce fameux « fit », on ouvre en réalité grand la porte à tous les biais imaginables : biais d’affinité, biais de conformité, biais d’appartenance. On recrute ainsi non plus une compétence ou un potentiel, mais une ressemblance confortable, une proximité rassurante. Et on risque, sans même s’en rendre compte, d’exclure la différence, l’altérité, ce qui justement fait évoluer une entreprise.
Recruter, c’est accepter humblement cette imperfection, ce flou inhérent à toute décision humaine. Ce n’est pas simplement juger, c’est comprendre. Ce n’est pas seulement mesurer, c’est dialoguer.
Et si, finalement, notre vrai rôle était justement d’assumer pleinement ce paradoxe : rester exigeant sans jamais oublier que ce qui rend ce métier si précieux, c’est précisément ce qui lui échappe ?